J'AI SOUVENT ERRE dans ces villes du Languedoc et de Provence —Albi, Montpellier, Nîmes, Aix, et j'ai toujours éprouvé l'impression dans ce pays de me trouver aux portes de l'Italie. Les haies de cyprès, les bosquets de pins sur les collines calcaires, couvertes de garrigues et d'herbes aromatiques, les chemins flanqués d'agaves, les vieux mas en pierres dorées, les ciels nets et dégagés, les bleuâtres montagnes dans le lointain, les caroubiers, les vignes et les oliviers, les vieilles bourgades silencieuses projetées sur une pente tronquée...tous les détails vus ou pressentis, créent en vous l'illusion que vous vous trouvez en Italie. Le paysage est une alternance de terres fertiles, comme la plaîne d'Albi, et de terres âpres —les environs de Nîmes. Il y a comme une superposition de formes italiennes: Nîmes, cité romaine; Albi, d'un florentinisme très affirmé; Aix, qui avec ses hôtels particuliers semble une transposition, tout aussi somnolente, du XVIII ème siècle italien. Il y a la lumière, le goût, l'odeur de l'Italie.
Du point de vue de la romanité, il n'y a guère de cités aussi complètes que Nïmes. Ses habitants en sont fiers. Les arènes ne sont pas aussi hautes que le Colisée de Rome, mais elles sont larges et mieux conservées. Ses pierres de taille sont encore rigides. Sur l'une de ses arcades, on y voit, sculptée, une louve du Capitole, mais au lieu d'être travaillée sur tout son flanc, comme elle est présentée en Italie, la magnifique bête tourne gracieusement le cou pour contempler, attendrie, les deux mythiques nourrissons. Les Nîmois jurent que voilà le véritable symbole de Rome et non l'autre, à la tête plate. Que peut-on demander de plus comme romanité?
Poussés par leur sympathique sentiment d'exclusivité, ces habitants soutiennent que le plus beau monument romain qui existe au monde est leur Maison Carrée. L'apparition de ce temple absolument intact, avec toutes ses colonnes debout, d'une netteté parfaite, aux proportions délicates, produit une grande impression. C'est une fleur, un peu pâle, qui tient bon sur la terre depuis plus de deux mille ans. Ses lignes conservent la fraîcheur de la première coupe; ses clairs-obscurs, la précision d'un parfait dessin académique; la couleur de la pierre a le blanc rosé des carrières alentour; le petit feston aux formes géométriques qui court sous le fronton est d'une perfection achevée. Au milieu des maisons de la ville, ce temple, que les Parisiens imitèrent dans leur chère et lourde Madeleine est comme une lumière qui éclaire tout le Midi de la France.
Cependant la romanité de Nîmes ne s'arrête pas là. La ville moderne
a une personnalité à laquelle la plupart des villes des provinces de France
semblent avoir renoncé. Ces villes ont l'air d'être les parents pauvres de Paris, un air solitaire,
lourd et assombri. Nîmes, en aucune façon.
Les jardins de la Fontaine ont une grande ressemblance avec le Pincio. La disposition en amphithéâtre pas très élevé de ces jardins permet une vision de la place du bas, qui n'a point, bien sûr, la beauté de la piazza del Popolo, à Rome, mais qui dispose d'un air très distingué et d'une touche de grandeur évidente. Cette place a un complément fort singulier dans un réseau de petits canaux qui proviennent de la fontaine millénaire qui donne son nom au jardin, réseau flanqué d'escaliers en pierre et de ponceaux légers, qui débouche sur un canal plus grand qui devient un torrent.
Ces eaux, qui dans le jet sont d'un bleu de laque, s'éclaircissent dans les rigoles selon la couleur du jour. Elles ont une lumière verte les jours de mistral et un gris de perle touchées par les nuages du ciel. L'eau qui fuit fait dans les pentes du jardin une sonorité vague, une musique qui vous entoure et vous suit. A travers le jardin divaguent de vieilles statues humides, des nymphes tachées de vert, des génies barbus couverts de mousse et de lierres. Les grottes dégoulinent.
Les Romains divinisèrent ces fontaines et les nommèrent Nemasus — c'est de là que provint le nom de la cité. A côté du jet d'eau il y a les ruines d'un temple de Diane, des ruines romantiques qui ressemblent à une toile du Piranèse— des grands blocs de pierres répandus par terre, des chapiteaux à moitié enterrés, des colonnes dispersées qui tiennent à peine, des lueurs de marbres sous les herbes.
La colline est plantée de pins et de cèdres très épais, qui produisent un vert âpre et fort, très dense pour que le vent n'y pénètre pas. En haut de tout cela il y a un autre souvenir de Rome: la Tour Magne, construction massive qui fut une tour de défense et qui aujourd'hui tombe en ruine lentement. Les chemins étroits qui y conduisent sont littéralement recouverts de petits fragments émiettés par sa décadence.
Josep Pla, Cartes d'Itàlia, dans Les escales de Llevant ( OC, tome 13) traduit du catalan par mes soins