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Titre du blog : Can Mitrofan, el blog de Joan-Daniel Bezsonoff
Auteur : Mitrophane
Date de création : 05-03-2009
 
posté le 28-11-2009 à 15:26:10

Sète

 Sète, 1939

 

Extrait du roman Les amnèsies de Déu,

 

 

 

 

 

Chaque jeune fille a ses petits secrets. Nina en avait un d’important. Une amie, nommée Arlette, lui avait présenté son frère Gaston. Les deux jeunes gens avaient sympathisé. Ils n’étaient pas allés plus loin mais ils visitaient un pays ambigu. Avaient-ils franchi la frontière de l’amitié? Ni l’un ni l’autre ne le savait … En tout cas, Nina portait un délicieux tailleur noir et blanc comme un échiquier.

En cet après-midi de novembre, il faisait un temps merveilleux. Un jour où la vie était belle et la guerre très.loin du côté du Rhin et de la Finlande, ces pays où il fait toujours froid. Nina arriva en gare de Sète vers deux heures.

De Sète, Nina ne connaissait que la vue depuis le train. La plage immense et mélancolique entre Agde i Sète. Le miroir bleu de l’étang de Thau. Un bleu si vif qu’il semblait artificiel comme le ciel dans Les aventures de Robin des Bois, le premier film en couleur qu’avait vu Nina. Un bleu de comédie musicale avec lapins hilares et de gentils sorciers. Les canaux et le dôme du Café du Dôme avaient toujours intrigué la jeune fille. Elle s’était promis de visiter la ville. Gaston, qui étrennait un manteau bleu marin, lui demanda si elle avait fait bon voyage. Ils descendirent l’avenue Victor Hugo. Le théâtre et la majesté de la place étonnèrent Nina. Il n’y avait pas grand monde, peu d’autos, mais tout le quartier donnait une sensation de vieille civilisation, de petite capitale. Partout s’incrustaient des odeurs d’huile, de saline, de goudron. Quelques bateaux de pêche et des sardiniers glissaient sur la darse de la Peyrade.

Sur l’autre rive, l’atmosphère se popularisait. Quelques demoiselles fanées, toujours mignonnes malgré tout, se promenaient sur les trottoirs immondes et pleins de nids de poules de la rue Neuve du Nord. Toutes les langues de la Méditerranée confluaient. L’occitan de Provence et du Bas Languedoc, l’arabe, tous les parlers italiens. Des gitans représentaient le catalan, ce qui amusa Nina. Elle et Gaston se regardaient de temps en temps, un peu gênés. Elle s’imprégnait du pittoresque de la ville.

— Sète —dit Gaston, pédantisant— est une petite Marseille.

Nina l’écoutait attentivement. Inspiré, le jeune homme fila la métaphore géographique. Quand il finit par comparer les canaux avec Venise, Nina fit observer avec un sourire crispant.

  • Décidez-vous… Vous venez de me dire que Sète est une petite Marseille et maintenant vous me parlez de Venise. A quelle autre ville vous allez la comparer maintenant? Léningrad? Shangai? Kœnigsberg?

— Vous avez raison, Nina… On dit que le quartier des villas du mont Saint Clair ressemble beaucoup à Alger. Sète est une ville caméléon.

— Elle est bien bonne!

Ils arrivèrent sur l’Esplanade et tournèrent rue Gambetta. Nina se sentait bien, séduite par les mosaïques bleues des façades. Encouragé, Gaston lui prit la main devant les halles. Comme elle se laissait faire, le jeune homme lui proposa d’escalader le Mont Saint Clair. Le chemin tortillait entre les villas d’un luxe à échelle humaine.

— J’aimerais bien vivre ici …—dit Nina.

— Il ne tient qu’à vous …

— Qu’est-ce que voulez dire, Gaston?

— Rien… On en parlera plus tard…

Le jeune homme la dévorait des yeux se répétant, mélancolique, qu’il aurait du mal à la considérer comme une amie. On devrait interdit ces tailleurs noirs et blancs! 

Imbibé des lectures romantiques du lycée —Alfred de Musset, Alphonse de Lamartine, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Benjamin Constant— Gaston s’était identifié à Frédéric Moreau de L’éducation sentimentale. Les professeurs avaient omis de lui signaler que ces poètes, malgré leur romantisme, savaient vivre et apprécier les plaisirs vulgaires de la chair. Nina n’était pas mariée comme Marie Arnoux, mais le pauvre Gaston ne voyait pas comment il arriverait jusqu’à cette étoile. A part deux professionnelles de la meilleure maison de Sète ( son frère Gilbert lui avait offert ce cadeau pour son bachot et sa licence) le jeune homme ne connaissait des femmes que ce que les poètes en disaient. Nina souriait, avec ces yeux luisants qui le remuaient tant. Trouverait-il la force de se déclarer? Que lui dirait-il? Comment pourrait-il la convaincre de la pureté de ses sentiments?

— Vous voulez ma mort, Gaston?… Je n’ai pas l’habitude de marcher a utant …

En bas, Sète faisait la sieste. Les maisons blanches comme des dominos, les trains qui passaient de temps en temps, même les bateaux, les églises semblaient des jouets. Toute l’architecture marine sortait de la brume. Les bleus de l’étang et des canaux, les bleus de la mer tremblaient comme les notes bleues dans une improvisation de Duke Ellington. Les vagues se gonflaient sous la brise automnale. Les bruits lointains de la ville, —les grues, les bateaux, les camions— arrivaient tamisées comme par des boules de cire. Gaston détaillait le paysage.

— C’est le quartier de Victor Hugo…Là bas vous reconnaîtrez le théâtre, le quai Saint-Louis.

Avec une brutalité surprenante, Nina lui demanda:

—Gaston, je voudrais savoir si vous ne vous êtes pas toqué de moi…*

— Vous parlez un français très pur… Je n’avais jamais entendu ce verbe…Je ne l’avais jamais rencontré que dans mes lectures …

Et il commença a parler de Paul Valéry. Le grand poète était né au numéro 65 de la Grand’Rue, très près de chez lui. Il voulait lui écrire à l’Académie Française pour lui soumettre sa traduction en occitan du  Cimetière marin.

— Je vous ai posé une question, Gaston! Je vous ai demandé si vous ne vous étiez pas amouraché de moi et je ne veux pas entendre une conférence sur M Paul Valéry. Je veux une réponse claire. Ne noyez pas le poisson!

Eh bien…* Je crois qu’en effet je suis amoureux de vous…

Maintenant, paradoxalement, Gaston se sentait mieux. Il s’était épanché et plaisantait librement comme après un déjeuner léger et agréable. Le jeune homme, si longtemps silencieux, n’arrêtait pas de lui faire le tour du propriétaire de ses sentiments.

Nina avoua que, pour l’instant, elle n’avait personne dans sa vie. Elle avait aimé un homme plus âgé qu’elle. Elle avait beaucoup souffert. Maintenant, elle voulait la paix.

— Je crois que les bouddhistes disent que chaque nouvelle affection est une épine qu’on enfonce dans le cœur…— expliqua Gaston qui avait le goût des citations même si elles lui nuisaient.

Ils se retrouvèrent attablés à la terrasse d‘ un café de l’Esplanade. Un pigeon mendiait des miettes. Des chats, à l’affût, attendaient un moment de distraction.

—On dirait les Allemands derrière le Rhin — observa Nina.

Des charrettes chargées de tonneaux tintaient sur les pavés.

De côté de la gare, ils entrèrent dans une librairie où le jeune homme offrit L’éducation sentimentale à son amie.

— Grâce à vous, je fais mon éducation sentimentale…

Toute rouge de contentement, Nina l’embrassa.

— Ne crois pas que je te ferai un bisou chaque fois que tu me feras un cadeau…

Il y en aurait d’autres, donc? Elle l’avait tutoyé! Elle ne le repoussait pas! Heureux comme un romancier qui publie son premier livre, Gaston vit le train partir pour Montpellier.