Il y a longtemps que je ne crois plus aux coups de foudre. En amitié, pourtant, ils existent. J’ai rencontré Georges Matcheret lors d’une période les plus sombres de ma vie. Je venais, en effet, de me voir attribué le Prix Méditerranée Roussillon et une somme d’argent pour laquelle j’éprouvais aussitôt une vive affection.
La littérature est souvent présentée comme une lutte contre l’oubli. J’y vois, quant à moi, un antidote au suicide. Il y a tellement de femmes à aimer, de disques à écouter, de villes à visiter, de livres à lire, de langues à apprendre. Pourquoi perdre son temps à écrire si ce n’est pour oublier la noirceur du présent ?
Ce jour de septembre, au milieu des autorités locales, des parasites mondains, des littérateurs cantonaux, apparut un petit bonhomme. Il s’appelait Georges. Il m’aborda en russe, langue qui, à l’époque, m’était étrangère bien que familiale. Quand il comprit que je n’avais de russe que le nom et les gènes (ce n’est déjà pas si mal…) il m’entreprit en français..Il me tendit une petite carte de visite qui contenait autant d’informations qu’un dictionnaire Larousse dépareillé. Ce sympathique inconnu avait été membre de toutes les académies scientifiques, de toutes les républiques, de toutes les villes, de toutes les universités de la regrettée Union Soviétique.
Malgré son long séjour dans la patrie des travailleurs, ses manières trahissaient l’homme d’un autre âge. Il surgissait de l’Atlantide des neiges. Avec lui, je me réconciliais avec la moitié de moi-même. Comme la plus insinuante des maîtresses, il a su bouleverser ma vie en explorant avec moi les schémas obscurs de la mémoire. Sa maison du Vallespir, j’allais écrire sa datcha, est un nuage de Russie qui s’est posé aux pieds de nos vieilles fontaines, de nos abbayes catalanes. Quand j’entre chez lui, j’ai l’impression de me retrouver à Voronej chez mon grand-père, Mitrophane Tikhonovitch Bezsonoff.
L’odeur de la Russie vous accueille, je veux dire cette encaustique des musées, cette senteur complice des bibliothèques. Cachés dans tous les coins, des icônes, des poupées russes, des œufs peints, toujours craintifs entre deux pogroms, sont là, présents et timides. On dirait que tous ces objets ont peur qu’un milicien énervé leur demande patte blanche. L’âme de la maison est impalpable. C’est celle de la Russie.
Le cœur de cette demeure bat dans un petit cahier d’écolier. Ouvrons-le ensemble.
Balzac a eu un jour l’idée toute simple de faire revenir ses personnages d’un roman à l’autre. Cela s’appelle La comédie humaine. C’est bête mais il fallait y penser. Georges, plus modestement, a eu lui-aussi une bonne idée. Au lieu de se contenter d’acheter de la vodka et du caviar au duty free de l’aéroport Cheremetevo de Moscou, il a fructifié son séjour en entrant en contact avec des créateurs russes. Poètes, romanciers, peintres, plasticiens, sculpteurs, musiciens sont ses amis. Avec son don de la persuasion —la vraie, celle qui ne doit rien à la contrainte— il a obtenu que ces artistes dessinent une œuvre sur des enveloppes.
Tous ces dessins sont autant de lettres vers le pays des Idées. On y trouve le meilleur et l’excellent.
On y voit une cathédrale gothique —Notre Dame de Paris— avec quatre clochers, trois rosaces. On sait bien que les Russes boivent trop…On y pêche des étoiles de mer vertes et tristes comme des décorations dérisoires sur l’uniforme d’un pays qui n’existe plus. Malgré tout ce que nous savons, on tombe amoureux d’une belle blonde au visage ensanglanté, à moins que ce ne soit du jus de tomates de la propagande capitaliste. On y voit un fantôme, bleu et blanc, surgir d’une brume un matin d’été à Yalta. C’est la dame au petit chien de Tchekov qui n’a pas encore compris que l’amour heureux n’existe que dans les opérettes de Johann Strauss.
A la page suivante, un arlequin déchaîné, un Pinocchio pris de boisson sautille sur les toits de la Place Rouge en jouant de la balalaïka. Plus haut, un minotaure mélancolique enfourne un pauvre type encore plus désespéré que lui. Tout cela est triste et beau, beau et triste. Soirs d’hiver à Moscou. Une trinité impie, constituée d’un cochon, d’un rat et d’une âne jovial comme Fernandel, regarde sans y comprendre une jolie femme nue, couchée, les fesses ouvertes et offertes à son bourreau qui ne tardera plus. Qu'elles sont poignantes toutes ces enveloppes ! L’humour n’arrive pas à effacer la mélancolie qui s’est installée avec le sans-gêne des nouveaux riches, les nouveaux Russes qui proposent sans cesse de lui acheter sa collection à prix d’or. Georges s’en fout ! Il en a vu d’autres…Il sait que là-bas, comme dans une œuvre de Reounov, les avions volent vers un futur qui ne peut pas être pire que le présent.
Arles de-Tec, mercredi 16 mai 2007
Commentaires
Un peu mystérieux cet ami Georges... on ne peut en savoir plus ? est-ce qu'il parle le catalan? chausse-t-il des espadrilles? Est-ce sa vodka qui a éloigné tout désir suicidaire?...