VEF Blog

Titre du blog : Can Mitrofan, el blog de Joan-Daniel Bezsonoff
Auteur : Mitrophane
Date de création : 05-03-2009
 
posté le 08-03-2009 à 18:19:14

Le massacre d'Oran

    Extrait de Les lletres d'amor no serveixen de res, Llibres del Trabucaire, Canet, 1997      

 

                 

 

 

 

 

Je me réveille avec un mal de tête atroce. Comment arriverai-je à oublier Claire si je la tue désormais dans mes cauchemars? Même dans les rêves, elle ne m'aime pas...

Soulagé, oisif, je dois accueillir mon successeur algérien le lundi 9 juillet. Pour l'instant j'expédie les affaires courantes. Je ne connais pas le nouveau conservateur. Ce doit être un jumeau de Mohammed, un déçu de l'Algérie française, confit de culture française. Il compose des vers latins. Il sait comparer les Phèdres de Sénèque, Racine et Pradon. Je sors dans la rue.

Oran, terre française depuis 1832, est maintenant une ville morte. Partout, des montagnes d'ordures bouillent. Des chats et des chiens y maraudent malgré les vapeurs de merde et les rats.

J'ai la flemme de chercher une épicerie ouverte et j'entre au Paradou, un restaurant que je connais rue de la Fonderie. Je n'y ai jamais déjeuné avec Claire. Son souvenir ne m'y poursuivra pas.

Depuis mon plus jeune âge je n'aime pas me retenir quand j'ai envie d'uriner. Des toilettes, j'entends des vociférations et des coups de feu. Je me tais, prêt à vendre cher ma précieuse vie.

 

Au bout de dix minutes, je sors. Un charnier improvisé, visqueux comme des otaries, a remplacé le restaurant joyeux. Tous les clients, le patron, la jolie serveuse sont morts.

La rue d'Arzew est vide. Pas de voiture. Au loin, sous les ficus de la place des Victoires, on entend encore des détonations.

Je rentre chez moi. A l'angle de la rue Lamoricière, un camion de sucre est à l'arrêt. Un Arabe armé demande ses papiers au chauffeur. Il me voit. Il hurle des ordres que je ne comprends pas. Il met son fusil en joue et tire. Je cours. Je sonne à une porte de la galerie Audéoud sous les arcades, devant le cinéma Le Régent.

— Ouvrez! Ouvrez! Je suis français!...Ouvrez-moi, nom de Dieu!

On m'ouvre enfin. Un jeune homme m'explique que l'Arabe surveille cinq Européens assis contre un mur. S'il m'avait suivi, les prisonniers auraient pu s'enfuir.

Je ressors au bout de deux heures. J'arrive rue El Moungar. Voyons si la garnison française, installée dans le lycée, me protégera...La sentinelle me laisse entrer sans que je lui aie parlé.

Dans la cour, des soldats se promènent. D'autres jouent aux dames. L'un d'eux, consciencieux, polit son tank. Trois cents civils, à peu près, sont là. J'ai survécu au massacre.

Une fois de plus, l'armée française s'est couverte de gloire. Tandis que des Arabes assassinaient, nos soldats jouaient à la pétanque. Un vieux Majorquin raconte qu'à La Marine il a vu deux hommes suspendus à un croc de boucher. Un capitaine arrive.

— L'Algérie est un pays indépendant...On ne peut rien faire pour vous...On peut vous raccompagner chez vous si vous voulez...

 

Avant d'arriver chez moi, à la hauteur du tailleur Bravo, j'ai vu dans une poubelle sans couvercle la tête coupée d'une femme...

 

Ce détail horrible m'a décidé à rentrer en Roussillon. Je pars cette nuit. Tous mes livres précieux sont déjà arrivés à Perpignan avec mes disques. Avant de quitter mon appartement, j'ai préparé un piège électrique.

Ce n'est pas possible que je laisse ma bibliothèque, tous ces trésors à la république algérienne. Il faut que je continue à mettre un peu d'ordre dans le babel vital. Je n'admets pas que le nouveau conservateur souille, avec ses sales pattes, mes fidèles amis imprimés.

Les nouvelles autorités n'ont pas encore daigné changer les serrures. Je passe par la porte principale comme si de rien n'était. Je ne la ferme pas. J'ai deux bidons d'essence. Je commence par la salle des encyclopédies et des dictionnaires. Deux ou trois jets sur les romans, une autre giclée sur les périodiques. Je lance deux allumettes. Les vers des camarades Aragon et Eluard, les antithèses puériles de Victor Hugo, les obsessions pseudo-scientifiques d'Emile Zola, le gauchot qui zozotait, les mots glacés de la pauvre Colette, au feu! Feu! Que tout brûle! Qu'il ne reste pas l'ombre d'une cendre de cent-trente ans de civilisation française dans ce pays de merde! Il faut brûler la feuille! Tout craquelle comme un vieux dragon. Les derniers rayons tombent dans un bruit atroce. J'entends les plaintes de toutes les âmes qui s'échappent des livres avant de fondre. Brûlez, bois de Provence et de Catalogne! Brûle, Rome de Néron! Brûlez parchemins alexandrins! Vous me faites marrer! Il ne faut pas jouer avec les allumettes, Monsieur le Conservateur!

C'est l'apothéose, la Saint-Jean de la littérature, le solstice de la vengeance, l'explosion des derniers volcans de l'Atlantide! Comme dans le temple de Jérusalem.

J'ai perdu la femme que j'aimais. J'ai brûlé ce que j'aimais le plus. Une nouvelle vie commence. Je démarre lentement et je remonte pour la dernière fois le boulevard Paul-Doumer. Avec un peu de chance, j'arriverai à Alger, demain ou après-demain, et, qui sait, je prendrai le premier bateau pour Marseille ou Port-Vendres.