Si Marta m'avait connu quand j'arrivai à Alger en décembre 1956...Trente ans déjà...J'étais jeune et beau alors, avec ma tenue de sortie, mes quatre galons gagnés en Indochine, et non un vieil idiot malade d'amour.
Quelques heures avant l'arrivée en terre algérienne, on croisa des dauphins qui sautaient par dessus les vagues. L'aventure commençait. Dès que je débarquai à Alger, je perçus une atmosphère particulière. Quelque chose dans l'air. La qualité des odeurs. Une nuance de la lumière. Tout. Après l'hiver marseillais, bien doux cependant, je découvrais l'hiver algérois. La végétation y était plus avancée. Après être parti de Paris un soir de mars, je retrouvais la même sensation que j'avais connue en arrivant sur les rives de la Méditerranée où chantait déjà le printemps.
Dans la brume d'un matin d'Orient, Alger la Blanche s'exposait en haut de sa baie. Les maisons salées et cubiques de la Casbah se greffaient sur les installations portuaires, le Front de Mer et ses arcades, les gratte-ciel de la ville moderne au pied des coteaux verts.
Imaginez un réseau de cascades insensées qui sautaient de roche en roche. Tous ces dés blancs, ces maisons blanches et ces impasses sombres étaient le royaume du F.L.N.
Les gens qui n'ont pas connu Alger à la grande époque ne peuvent pas imaginer la beauté de la ville. Ils ne peuvent que consulter de vieux livres, des collections de photos. Ils peuvent aussi interroger un Algérois sentimental et un peu poète ou un ancien militaire vaincu par les diplomates. Alger, la deuxième ville de France, s'est engloutie dans des algues étrangères.
Je me présentai à l'Etat-Major déserté. Seul un adjudant de la Coloniale m'y attendait.
— Mes respects mon commandant...
Un mètre soixante-sept, soixante-huit, l'adjudant Patrice Clerc, seul sous-officier de l'armée française qui lût Baudelaire, avait les yeux et la moustache noirs comme un balai-chiottes. Il endurait sa calvitie et ses joues rouges. Complexé par sa petite taille, il portait des chaussures avec des semelles compensées. Ce sous-officier cachait une véritable culture, comme tant de militaires que j'avais fréquentés dans les postes du Tonkin...
Un jour où nous parlions de l'Algérie, la conversation avait dérivé vers la colonisation espagnole.
— Clerc, comment expliquez-vous que les Espagnols n'ont pas laissé leur langue et leur empreinte aux Philippines?
— Les galions espagnols traversaient l'Atlantique et ils devaient parcourir ensuite le Pacifique. La difficulté des communications n'a pas permis une véritable colonisation comme aux Indes...Les seuls blancs qui s'y sont installés ont vite appris le tagalogue...
Le scepticisme de l'adjudant Clerc avait la profondeur d'une fosse. Il ne croyait en aucune idéologie. Il haïssait les progressistes et les conservateurs, les communistes, les catholiques, les fascistes, les démocrates et surtout De Gaulle. Il prophétisait comme Raymond Aron que la France finirait par abandonner l'Algérie parce que la guerre et l'administration du pays lui revenaient trop cher. L'adjudant professait ses haines avec l'accent du Poitou. Une petite chanson étrange, qui sentait le chou et les petits-pois.
Tout en parlant, l'adjudant jouait avec un petit bouddha. Une petite statue verte, comme si la mousse d'Angkor la mangeait. Nostalgique du Viet-Nam, il avait épinglé, avec des cartes de l'Algérie et de notre secteur trouées par des punaises jaunes, une vue aérienne du quartier de la pagode des corbeaux à Hanoi.
— Vous avez été en Indo? lui demandai-je.
— Oui...J'y suis arrivé avec de Lattre en 50...Quel type! S'il avait vécu plus longtemps, on n'aurait pas perdu l'Indochine, mon commandant...
— C'est sûr...Mais ce coup-ci, on perdra pas...L'Algérie restera française...
— J'en suis pas si sûr, mon commandant...
Je répondis avec indignation.
— Comment pouvez-vous tenir de tels propos, Clerc?
-— Les Français n'aiment pas l'armée, mon commandant...Tout le monde est favorable à l'Algérie française, évidemment, mais qui veut mouiller sa chemise pour elle? Personne...J'ai passé dix jours en métropole. À Marseille comme à Lyon, je me suis aperçu qu'en France on s'en fout pas mal de garder l'Algérie...Presque toute la presse parisienne est contre nous, mon commandant.
— Vous exagérez...
— J'aimerais que vous ayez raison, mon commandant. Personnellement, j'ai jamais cru qu'on pourrait rester dans ce pays. Tout simplement parce que la Méditerranée, quoi qu'on en dise, n'est pas la Seine...En feuilletant le guide rouge Michelin, j'ai remarqué que ses rédacteurs ont inclus Genève dans le guide de la France alors que n'y figure aucune localité des départements d'Algérie...
En 1956, la République française, quatrième du nom, guerroyait pour sauver l'intégrité du territoire national. Nous venions de perdre l'Indochine, le Maroc, la Tunisie...Les gens l'ont oublié ou s'en souviennent à moité. L'Algérie était une province française depuis 1830 avant Nice et la Savoie. 90 % de la population était d'origine autochtone. Il y avait des descendants des conquérants arabes, des Kabyles et d'autres populations berbères, sans compter les Juifs qui s'étaient assimilés à la minorité européenne. Minorité importante de 10 % constituée de Français, de Valenciens, d'Andalous, de Minorquins, d'Italiens, d'Alsaciens, de Maltais etc. Les côtes, en particulier l'Algérois et l'Oranie, étaient beaucoup plus francisées. À part la Casbah, qui sentait déjà l'Orient, Alger était plus français que Perpignan ou Béthune. Tout y rappelait la métropole. Les arcades du Front de Mer imitaient le Paris du baron Haussmann. Le quartier de Belcourt évoquait Lyon. Les villas des hauteurs concurrençaient leurs cousines de Nice. Sans aucun plan précis, les Français avaient construit à la va que je te pousse. Les maisons louis-philipparde avaient annoncé les hôtels particuliers et les splendeurs du Second Empire. Après les atlantes sur les corniches, les architectes s'étaient entichés du style néo-moresque. Aux alentours de la seconde guerre mondiale, Alger avait adopté une architecture méditerranéenne, avec des immeubles adaptés au soleil et à la lumière du pays.