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Titre du blog : Can Mitrofan, el blog de Joan-Daniel Bezsonoff
Auteur : Mitrophane
Date de création : 05-03-2009
 
posté le 05-03-2009 à 21:00:20

Kœnigsberg vf

 extrait de Les amnèsies de Déu

                                   

                                      Kœnigsberg

 

 

Tous les récits de voyages en Allemagne qu’il avait lus, en faisant des infidélités à Roger Martin du Gard, l’attestaient. Malgré ses défauts, le peuple allemand se caractérisait par sa politesse, sa galanterie. Une formule comme Ich küsse die Hand, gnädiges Fräulein se révélait intraduisible dans une langue latine, même dans un langage aussi nuancé que l’occitan. Grâce aux conserves que sa famille lui envoyait de Sète (les employés des postes et les gardiens ne lui avaient jamais rien volé) le jeune homme s’était procuré de faux papiers.

Le plan de Gaston avait la simplicité du génie. Au lieu de fuir déguisé en veuve vers l’ouest où la Gestapo se montrait particulièrement vigilante, il demanda un billet pour Kœnisberg. De là il s’approcherait de la frontière soviétique. Il se présenterait à la légation de France où on lui délivrerait des papiers en règle. Il prendrait le bateau à Odessa et, une fois à Sète, il téléphonerait à Nina.

Comment la Gestapo, à la recherche d’un prisonnier français, pourrait-elle soupçonner cette pauvre grosse dame en deuil? Dans le compartiment où il s’installa, les autres voyageurs respectèrent sa douleur, entretenue par quelques petits soupirs réguliers. Il avait craché un moen à la manière des gardiens du camp. Au bout d’une semaine, Gaston s’était rendu compte que c’était une déformation de   guten morgen. Si les langues romanes ne présentaient aucune difficulté pour lui, son polyglottisme trouvait ses limites contre la barrière germanique. La théorie ne lui posait aucun problème. La grammaire allemande, avec ses déclinaisons, ne lui paraissait pas pire que la latine. Ces sonorités gutturales n’arrivaient pas à ses lèvres. Chaque portion de phrase qu’il prononçait ressemblait à du portugais.

Quand le contrôleur passa vers Stettin, Gaston lui tendit son billet. Les policiers, comme les autres voyageurs, respectèrent son deuil et ne lui demandèrent rien. Cinq minutes avant d’arriver à Kœnisberg, Gaston vit les passagers s’affairer. Il descendit du train et s’éloigna sans encombre de la gare, un des nœuds ferroviaires de la Reichsbahn. Au lieu d’attendre sagement un train pour Gumbinnen ou Tilsit dans le jardin public près de la gare, voulut visiter la ville pour que personne ne le remarquât. La place de la gare s’appelait Reichsplatz, signal prémonitoire qu’il n’écouta pas. Il suivit la Vorstä
dtishe Langgaβe. Tout de suite il aima l’animation de la patrie de Kant. Cela faisait plus d’un an qu’il n’avait pas vu un tramway, des cinémas, des jardins et des magasins. Gaston se recréait dans un bain de culture, de civilisation. Mais la même plaie que dans le reste de l’Allemagne défigurait les rues. Çà et là, aux principaux carrefours, des slogans célébraient le génie du Führer. Au lieu des vieux étendards des rois de Prusse, la croix gammée claquait sur tous les immeubles importants. Beaucoup de magasins interdisaient aux juifs d’entrer. Juden unerwünscht. Gaston, craintif et admiratif, avait croisé un groupe de jeunes filles des Jeunesses Hitlériennes. Plus haut, sur la Kaiser Straße, il avait eu peur devant une escouade de petits nazis, impatients de grandir et de s’engager dans la Wechmacht et de sauter sur leur prochaine victime.

La masse orange de la cathédrale et les tours du vieux château intimidaient le port et les maisons des marins très hautes au bord des canaux qui s’infiltraient jusque dans le cœur la cité. Il se sentit chez lui au pied du château. A quoi cela servait-il donc de traverser toute la Prusse si à présent il marchait dans une rue sœur de la rue Jean Jaurès de Narbonne on vivait son oncle Anatole Rocanières, sous les mêmes jardins étagés ? Le donjon et les quatre autres tours en brique, ne plaisantaient pas. On ne se promenait pas dans sous-préfecture du Bas Languedoc mais sous un château royal, dans la marche orientale d’un empire. Gaston ému, retrouvait presque les mêmes odeurs qu’à Sète. Les salines, le mazout, la puanteur des algues et surtout le cri désespéré des mouettes. Le ciel ne semblait pas le même, d’un bleu pâle comme les yeux des poupées de porcelaine dans les vitrines de la Wagner Straβe.

A part les vieillards, les enfants et les policiers, les hommes étaient rares. Gaston, satisfait, entrevit quelques mutilés. La France avait perdu la guerre mais l’aigle germanique y avait laissé des plumes. Partout, les Prussiens avaient planté des jardins, des parcs délicieux où les canaux et les fontaines certifiaient, avec une rumeur de pluie apaisante, que la vie était belle.

Les élégantes de Kœnisberg, saines et spectaculaires, se promenaient à la recherche de l’amour. A chaque avenue, sous les maisons à colombages, Gaston tremblait, croyant reconnaître Nina dans toutes les blondes. Et iI ne pouvait même pas lui envoyer une carte postale. Comment disait-on en allemand "  Un timbre pour la France, s’il vous plaît " ?

Le soleil rougissait les fleurs et les briques, paressait sur les toits comme un chat voluptueux. Toutes les rues débouchaient sur les canaux ou le Pregel qui, avec toutes ses ramifications, se prenait pour le Rhône. Toutes les vieilles maisons veillaient sur la beauté du port et se tordaient le cou d’orgueil jusqu’au cieil gris de la petite Amsterdam, de la Bruges de l’est, à la colle avec toutes les cités hanséatiques. Havecourg, Lübeck, Bergen, Bordeaux, Cologne, Londres, Varsovie et Venise. Venise !

Outre les talons franchement gênants pour la marche, il mourait de faim. Il n’osait s’aventurer dans un café et commander un sandwich. Il ne savait même pas comment on disait et il attirerait l’attention tout de suite. Quelle souffrance quand il passa devant une échoppe peinte en rouge où l’on vendait des poissons frits. Le commerçant exigeait des tickets de rationnement avant de préparer des tranches de pain noir avec du beurre. Gaston aurait pu pénétrer dans un jardin et voler des légumes. Ses habits de deuil et ses satanés talons ne faciliteraient pas ces projets délictueux.

Sur la Paradeplatz, près de la nouvelle université, malgré ses craintes il ne résista pas à la tentation d’entrer dans Haus der Bücher, une grande librairie. Si on lui adressait la parole, il était perdu. Si jamais il parvenait à féminiser un peu sa voix, sa connaissance de la langue d’Emmanuel Kant —le grand homme de la ville— ne dépassait pas ja, guten Tag, danke et les dix premières leçons de la méthode Assimil. Jamais comme cette après-midi là il regretta d’ignorer l’allemand. Cette librairie, remplie de livres, l’impressionna plus que n’importe quelle bibliothèque de Montpellier. A tous les étages, les salles, ordonnées avec un esprit kantien, proposaient les meilleures œuvres de toutes les facettes du génie humain. En soupirant, il ne put s’attarder au rayon très riche des livres français. La seule faute d’urbanité dans ce temple du savoir venait du portrait de Hitler.

L’aspirant * Gaston Rocanières s’en retournait, content, vers la gare, les pieds détruits par les talons. Il tourna sur la Burgenlandstraße avant d’entrer dans le square derrière l’église de la Trinité. Il était en train d’uriner debout contre un arbre quand un policier le rabroua.

Na sowas! Ein Fräulein wie Sie, und Sie pissen im Stehen, wie ein Mann!…Ausweis, bitte

Et puis, merde ! * —grommela Gaston qui ne put même pas courir, gêné par les talons et l’inconfort de sa position. Le Schupo, un bon vieux content de capturer un prisonnier, le conduisit sans agressivité jusqu’au commissariat. Comme tous les Allemands que Gaston avait rencontrés, il lui raconta sa guerre dans un français élémentaire.