Quand j’étais petit, les autres enfants se moquaient de moi en criant Mertoutzov ou Konkounov. Je n’ai su écrire notre nom qu’à l’âge de huit ans et il ne passe pas une semaine sans que l’on m’interroge sur mes origines. D’où sort cet homme qui parle un mixture francisée de majorquin et d’ ampourdanais ?
Bezsonov dérive des équivalents russes d’ insomnie et insomniaque. Une « nuit de Bezsonov » se traduit par nuit blanche. Без veut dire sans, сон sommeil ou songe comme l’espagnol sueño Je préfère l’étymologie без сна sans rêve. Je pourrais ainsi soupirer avec Salvador Espriu :
« un home sense somnis en la meva solitud. » [1]
Je ne sais presque rien de mon grand-père. Je ne connais ni son rire, ni son sourire, ni sa langue, ni sa voix.
Sur les vieilles photographies, j’ai vu un homme de taille moyenne, blond, bien proportionné, avec un nez un peu trop long qui n’altérait nullement l’harmonie du visage. Un grand Russien de la forêt, avec les yeux bleus et des traits pas du tout asiates. On m’a dit qu’il parlait, lentement, avec une voix douce, à peine colorée par les restes d’un accent russe presque oublié et inaudible comme le chant des dernières cigales à la fin de l’été.
A cette époque le cinéma était une affaire sérieuse. Une fois, mon grand-père russe, incrédule, avait vu, sur le trottoir devant le Comedia, des spectateurs en venir aux mains, parce qu’ils s’accusaient d’être passés devant les autres.
Il appréciait la compagnie des enfants et des chats, le cirque et les clowns. Il cuisinait très bien et raffolait des poires et des concombres.
J’aurai du mal à l’appeler grand-père. Mon grand-père, pour moi, sera toujours mon grand-père Montalat. Il n’aurait pas aimé ce livre, lui qui était si jaloux qu’il avait déchiré les langes de son petit frère Raymond. J’aurai trop de mal à nommer grand-père un homme que je n’ai pas connu. Dorénavant, je l’appellerai Mitrophan.