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Titre du blog : Can Mitrofan, el blog de Joan-Daniel Bezsonoff
Auteur : Mitrophane
Date de création : 05-03-2009
 
posté le 05-03-2009 à 14:02:52

Митрофан Тихонович Безсонов, mon grand-père russe

Митрофан Тихонович Безсонов

 

Je connais mieux la vie de Frédéric Mistral ou de Pierre Benoit que celle de mon grand-père russe. Je sais qu’il s’appelait Mitrophan. Les Russes prononcent Mitrafán. Mitrophan Tikhonovich Bezsonov. Comme tous les Russes, il avait trois noms. Le sien, son patronyme et son nom de famille. Il est né le 7 août 1901 selon le calendrier julien c’est-à-dire le 20 août selon le nôtre. Il venait de Voronej.  Son père s’appelait Tikhone, sa mère Anna Grigorieva, son frère Leonid (prononcez Leonít), ses sœurs Anna et Olga. Un de leurs ancêtres avait été pope. On le prénomma Mitrophan sans doute en hommage à saint Mitrophan de Voronej, une des plus illustres figures de l’église orthodoxe qui avait donné son nom au plus grand monastère de la ville. Mon grand-père russe, qui est mort sept ans avant  ma naissance, m’a toujours compliqué la vie.

Quand j’étais petit, les autres enfants se moquaient de moi en criant Mertoutzov ou Konkounov. Je n’ai su écrire notre nom qu’à l’âge de huit ans et il ne passe pas une semaine sans que l’on m’interroge sur mes origines. D’où sort cet homme qui parle un mixture francisée de majorquin et d’ ampourdanais ?

Bezsonov  dérive des équivalents russes d’ insomnie et insomniaque. Une «  nuit de Bezsonov » se traduit par nuit blanche. Без  veut dire sans, сон sommeil ou  songe comme l’espagnol sueño  Je préfère l’étymologie без сна sans rêve. Je pourrais ainsi soupirer avec Salvador Espriu :

«  un home sense somnis en la meva solitud. »  [1]

Je ne sais presque rien de mon grand-père. Je ne connais ni son rire, ni son sourire, ni sa langue, ni sa voix.

Sur les vieilles photographies, j’ai vu un homme de taille moyenne, blond, bien proportionné, avec un nez un peu trop long qui n’altérait nullement l’harmonie du visage. Un grand Russien de la forêt, avec les yeux bleus et des traits pas du tout asiates. On  m’a dit qu’il parlait, lentement, avec une voix douce, à peine colorée par les restes d’un accent russe presque oublié et inaudible comme le chant des dernières cigales à la fin de l’été.

Mon grand-père était un homme avec des goûts simples. Il fumait du gris. Il aimait les films de Charlot, Laurel et Hardy. Il riait fort avec un rire si communicatif que mon père, gêné, lui disait:

— Ne ries pas si fort, papa… 

 A cette époque le cinéma était une affaire sérieuse. Une fois, mon grand-père russe, incrédule, avait vu, sur le trottoir devant le Comedia, des spectateurs en venir aux mains, parce qu’ils s’accusaient d’être passés devant les autres.

Il appréciait la compagnie des enfants et des chats, le cirque et les clowns. Il cuisinait très bien et raffolait des poires et des concombres.

J’aurai du mal à l’appeler grand-père. Mon grand-père, pour moi, sera toujours mon grand-père Montalat. Il n’aurait pas aimé ce livre, lui qui était si jaloux qu’il avait déchiré les langes de son petit frère Raymond. J’aurai trop de mal à nommer grand-père un homme que je n’ai pas connu. Dorénavant, je l’appellerai Mitrophan.
Els taxistes del tsar

[1] «  un homme sans rêves dans ma solitude. »