Article publié dans la revue Cap Catalogne
Quand j'étais petit, le catalan de mon grand-père me paraissait plein d'expressions énigmatiques comme ' la Seca, la Meca i les valls d'Andorra.' Pour lui, cela voulait dire le bout du monde, un coin aussi retiré que le plus lointain des patelins de la Chine ou le fin fond du Kamtchatka. Essayez de placer Kamtchatka dans la conversation. C'est dur...J'avais l'impression qu'il parlait de Marco Polo ou du marquis, héros des Cloches de Corneville dont ma mère chantait si bien le grand air.
Naturellement, pour me rendre dans la Principauté, je passe toujours par la vieille route, la départementale 612, plus agréable que l'impersonnelle voie sur berge. Si l'on est pressé, il ne faut pas partir pour l'Andorre. Louez un hélicoptère. Connaissez-vous un pays aussi humain, aussi beau dans sa simplicité que ce bout du Riberal entre Thuir et Bouleternère? En haut de Corbère-les-Cabanes, désapprobateur comme un agent de police dans une photographie de Doisneau, le château nous rappelle les indélicatesses d'un célèbre élu, aujourd'hui disparu. La montagne commence réellement dans la montée de Ria avec ses maisons tristes, grises, sales mais émouvantes. A la sortie de Villefranche, la montagne prend ses aises. Je dirais même qu'elle se montre envahissante si je n'oubliais qu'elle est chez elle. Sur les côtes catalanes, même quand la mer se déchaîne, elle a toujours l'air un peu domestiquée. La montagne, elle, reste sauvage, dure, sans concessions. J'ai toujours pensé que Serdinyà est un cousin de Perpinyà, un cousin défavorisé sans Castillet ni palais royal, qui n'a gardé de sa parenté que le pire: le filet ininterrompu des voitures. A Mont-Louis, je m'étonne toujours qu'aucun républicain n'ait songé à dynamiter le monument à Emmanuel Brousse avec sa plaque peu flatteuse pour nos édiles. ' A Emmanuel Brousse, le ministre mort pauvre. '
La Cerdagne est une île ou plutôt un nuage fatigué qui s'est posé et n'a jamais pu redécoller. Quelle que soit la saison, comme la fourrure des ces félins fabuleux qui font rêver les enfants, la Cerdagne est splendide. L'hiver, blanche comme la robe des panthères de l'Himalaya. Les nuances du roux en septembre, et la la gamme des verts au printemps. Pour aller en Andorre, les Français passent par le Pas de La Casa. Les Catalans préfèrent la route de la Seu d'Urgell. La route file, droite, comme une autoroute mais une autoroute bien élevée qui prend le temps de vivre. La route tranquille réveille des myriades de souvenirs qui ne demandaient qu'à revenir à la conscience. On se se sent bien. Un panneau annonce bientôt Aristot. Quels philosophes ces Catalans! Erreur. Le nom catalan du philosophe est Aristòtil, plus proche de l'original grec que son adaptation française. Çà et là quelques bunkers rappellent les temps sinistres où le Caudillo voulait protéger ses frontières. Il s'était imaginé que les alliés aideraient les maquisards républicains à reconquérir le pays perdu. Il aurait pu s'acheter d'autres yachts et d'autres fusils pour la chasse...
La Seu d'Urgell paresse au pied de sa cathédrale. Dans les anciens guides touristique, comme les Baedeker, les Guides bleus ou les vieux Guides Verts, on proposait toujours un petit lexique toponymique. Ainsi les touristes, qui ne connaissaient pas la langue des pays qu'ils traversaient, déchiffraient le portulan magique qu'ils découvraient. La Seu c'est un synonyme de cathédrale à l'ouest de la Catalogne. A Gérone ou Barcelone, on prie à la cathédrale. A Manresa, Lleida et la Seu d'Urgell on fait ses dévotions à la Seu. Avez-vous déjà entendu l'expression ' sembla l'obra de la seu.' ? (C'est long comme le chantier de la cathédrale). Tournons à droite et nous arrivons en dix minutes à la frontière andorrane. Les douaniers et les gardes-civils espagnols, ainsi que leurs collègues de la Principauté, vous laissent rentrer sans rien vous demander. A la sortie, en revanche, ce ne sera pas le cas et mieux vaut être en règle ou essayer de passer un jour où il y a vraiment beaucoup de circulation. Au début, le catalaniste frétille. Toutes les inscriptions sont en catalan, seule langue officielle du pays. Contrairement à une idée reçue, le français et l'espagnol n'y jouissent d'aucun statut légal. Tout est en catalan. Tout.
Quand on descend de son auto, on se pose des questions sur la nature de son régime politique. L'Andorre est une démocratie mais, au premier abord, le culte de la personnalité semble y sévir comme dans les dictatures. Partout, on y voit le portrait écrasant d'un mystérieux personnage. El conseller. Qui est-il? Un banquier, un paysan parvenu, un contrebandier?Son tricorne à la Casanova, sa cravate et son pardessus ne nous éclairent guère. Il sert d'égérie à toutes les réclames. J'avoue que je préférerais une pin-up...L'Andorre n'est pas qu'un supermarché entouré de vallées oubliées, de lacs romantiques et inquiétants. C'est aussi une terre forgée par les hommes. Si l'Andorre disparaissait dans un cataclysme et qu'il dût en rester un témoignage pour l'éternité, deux membres de la famille Viladomat pourraient monter à bord de la nouvelle arche de Noé. Francesc Viladomat, dix-sept fois champion de ski d'Espagne, au delà de de ses qualités athlétiques apparaît comme un visionnaire. Il contribua à l'essor de la station de Pas de la Casa et transforma son pays en Eldorado des skieurs. Francesc Viladomat symbolise à lui tout seul le fameux ' boom ', le passage de l'Andorre patriarcale et rurale à l'Andorre moderne qui a su conserver son âme malgré les vilains promoteurs. Son père, Josep, sculpteur catalan qui dut s'exiler durant la nuit du franquisme, a peuplé les places de Catalogne et d'Andorre de gracieuses créatures de pierre qui dansent la sardane ou jouent du flabiol. Elles sont plus girondes que le Conseller.
Andorre, bien que l'on n'y compte que 84.000 âmes, a des allures de métropole. On y trouve des journaux dans toutes les langues comme à Paris, Moscou ou Londres. Les gratte-ciel modestes et tous les idiomes que l'on entend autour de soi entretiennent l'illusion. La langue du pays, répétons-le, est le catalan. Le grand écrivain Josep Pla prétendait avec sa malice habituelle que tous les Andorrans sont contrebandiers. Maintenant, ils sont devenus banquiers ou architectes. Evolution logique.
Ils parlent un catalan montagnard avec des intonations de Lleida. Les o atones sont prononcés o et non ou comme en Roussillon ou à Barcelone. Le verbe 'ficar' est mis à toutes les sauces et le verbe posar (mettre) semble ne pas supporter le climat. Si vous voulez manger de la bonne cuisine catalane et, comme le Brésilien d'Offenbach, vous en fourrer jusque là, la meilleure adresse ne se trouve pas sur le territoire de la Principauté mais dans une enclave catalane à Os de Civis. N'entrez pas dans le village, mignon pourtant, et continuez vers la gauche jusqu'à l'Hostal de la Font. Les amants de la charcuterie, des escargots a la llauna mangeront pendant des heures pour une somme raisonnable. Un endroit littéralement gargantuesque, le paradis des fines-gueules. Avec les Andorrans et les Catalans du Sud, la communauté la plus représentée est hispanique, andalouse comme partout. Cela m'a toujours étonné qu'Amstrong ne rencontre pas des Andalous sur la lune. Ils sont partout. En Andorre comme ailleurs. Généralement, ils ne parlent que l'espagnol avec un accent andalou à couper du jabugo. Si l'on parle leur langue, on découvre des gens attachants, sensibles, généreux, toujours prêts à raconter une histoire drôle, salace évidemment, mais drôle au bout du compte. Au milieu d'une atmosphère drolatique, ils conservent une certaine gravité.
Vous pourrez rencontrer des ouvriers, philosophes andalous, et manger des tapas au comptoir. Si vous ne connaissez ni le catalan ni l'espagnol, il vous reste le portugais. Durant des siècles, le Portugal a veillé jalousement sur ses provinces d'Outre-Mer. L'Angola, le Mozambique et Macao. Les Portugais pourraient reconstituer leur empire en commençant par l'Andorre où l'on parle plus la langue de Luis de Camões que celle de Molière. Certaines tavernes de la Principauté seraient moins dépaysées sur les rives du Tage que sur celles de la Valira et du Madriu. Il y a beaucoup de braves gens chez les Français d'Andorre mais ils baragouinent trop souvent un espagnol pathétique et semblent ne pas avoir saisi que Franco est tout à fait mort. Nous ne finirons pas notre voyage sur cette note amère et visiterons le sanctuaire de Nostra Senyora de Meritxell. Si toutes les Catalanes s'appellent Montserrat ou Núria, les Andorranes rendent hommage à leur sainte patronne Meritxell. La vieille église et la Vierge en bois médiévale disparurent dans un incendie en 1972. A la catalane, sans se décourager, les Andorrans ont rebâti le sanctuaire. Cette église moderne, conçue par Ricardo Bofill en 1976, aérienne, ouverte au monde avec ses baies vitrées, vous donnera envie de revenir.